Parler uniquement de géométrie symplectique, voire même de géométrie, lorsque l’on évoque l’œuvre de Michèle Audin me paraît très réducteur, tant son influence dans le monde mathématique s’étend bien au-delà. Elle avait un talent remarquable d’écrire et de raconter les mathématiques. En témoignent ses livres, parmi lesquels "Géométrie" [10] pour les étudiants de niveau licence, – aujourd’hui un support de cours privilégié pour cet enseignement (pas seulement en France, sa traduction anglaise ayant été publiée chez Springer [11])–, un ouvrage sur la vie et l’œuvre de Sofia Kovalevskaia [12] parmi d’autres écrits d’histoire des mathématiques, ou encore son roman [15] ayant comme personnage principal la formule de Stokes, qu’elle considérait comme la plus belle des mathématiques. Puis également plusieurs livres de référence en géométrie symplectique dont il sera question un peu plus bas. A cela s’ajoutent ses articles sur une multitude de sujets sur le site "Images des Mathématiques", dont elle était aussi co-rédactrice. Et bien sûr, il y a aussi ses nombreuses conférences destinées à un public expert, ou alors à un large public, ou encore à un public jeune ; Michèle savait parler de mathématiques à tout le monde.
Ses travaux de recherche appartiennent principalement à la géométrie symplectique. Elle est autrice d’un nombre considérable d’articles et de quelques livres consacrés principalement à l’étude des systèmes intégrables et des sousvariétés lagrangiennes. Il est difficile d’en faire une présentation exhaustive. Du coté des systèmes intégrables, on peut citer sa monographie sur les toupies Spinning Tops : A Course on Integrable Systems [9] dans laquelle elle étudie en détail la question de savoir si un système est intégrable, ainsi que les papiers [6], [7] et [8]. On se doit de mentionner également le livre The topology of torus actions on symplectic manifolds [3], devenu une référence pour l’étude des variétés symplectiques toriques
Les sous-variétés lagrangiennes apparaissent déjà dans sa thèse soutenue en 1986 sous la direction de François Latour [1]. Ces sous-variétés sont au cœur du développement de la topologie symplectique moderne sous l’impulsion des idées d’Arnold au début des années 80 et suivant le credo "Everything is a Lagrangian submanifold" énoncé par Alan Weinstein. Le papier [2] de Michèle est parmi les premiers à mettre en évidence des obstructions topologiques à l’existence de sousvariétés lagrangiennes, phénomène que l’on appelle "rigidité" par opposition à la "flexibilité" des immersions lagrangiennes régie par le h-principe de Gromov. C’est de la même période que date la conjecture d’Audin sur le nombre de Maslov des tores lagrangiens, qui a motivé plusieurs travaux ultérieurs (Buhovsky, Oh, 1 Fukaya, Damian...) et qui a été prouvée récemment par Cieliebak et Mohnke et, sous une forme plus générale, par Fukaya et Irie.
C’est un papier fondateur du même Mikhaïl Gromov qui marque l’arrivée des courbes holomorphes dans le monde la topologie symplectique. Michèle contribue à cette grande avancée en co-éditant le livre de référence "Holomorphic curves in symplectic geometry" [4] dans lequel elle signe trois chapitres dont un, coécrit avec François Lalonde et Leonid Polterovich, utilise les courbes holomorphes pour étudier la rigidité symplectique des sous-variétés lagrangiennes [5].
Le développement par Andreas Floer de la théorie d’homologie qui porte aujourd’hui son nom constitue un autre tournant très important dans la topologie symplectique au début des années 1990. C’est à l’initiative de Michèle que nous avons décidé de compléter les notes d’un cours de Master 2 que nous avons enseigné ensemble en un livre sur le sujet, devenu lui aussi une référence pour apprendre la théorie de Floer [13] (et [14] pour sa version en anglais).
Michèle Audin laisse à la postérité plusieurs contributions majeures. Pas uniquement par ses écrits scientifiques, dont une partie ont été évoqués ci-dessus, mais aussi par ses nombreuses actions de vulgarisation des mathématiques et par son engagement pour promouvoir la mixité dans le monde scientifique, notamment à travers l’association "Femmes et Mathématiques" dont elle fut fondatrice et présidente.
Mihai Damian
Références
[1] Michèle Audin, Cobordismes d’immersions lagrangiennes et legendriennes, Hermann, Paris, 1987, xvi+203 pp.
[2] Michèle Audin, Fibrés normaux d’immersions en dimension double, points doubles d’immersions lagragiennes et plongements totalement réels, Comment. Math. Helv. 63 (1988), no.4, 593-623.
[3] Michèle Audin, Torus actions on symplectic manifolds, Progr. Math. 93, Birkhäuser Verlag, Basel, 1991, second edition in 2004, viii 325 pp.
[4] Michèle Audin, Jacques Lafontaine, Holomorphic curves in symplectic topology, Progr. Math. 117, Birkhäuser Verlag, Basel, 1991, 331 pp.
[5] Michèle Audin, François Lalonde, Leonid Polterovich Symplectic rigidity : Lagrangian submanifods, Progr. Math. 117, Birkhäuser Verlag, Basel, 1991
[6] Michèle Audin, Courbes algébriques et systèmes intégrables : géodésiques des quadriques, Exposition Math. 12 (1994), no. 3, 193-226. 2
[7] Michèle Audin, Robert Silhol, Variétés abéliennes réelles et toupie de Kowalevski, Compositio Math 87 (1993), no.2, 153-229.
[8] Michèle Audin, Vecteurs propres de matrices de Jacobi, Ann. Inst. Fourier 44 (1994), no.5, 1505-1517.
[9] Michèle Audin, Spinning tops, Cambridge Stud. Adv. Math., 51, Cambridge University Press, Cambridge, 1996, viii+139 pp.
[10] Michèle Audin, Géométrie, Belin, 1998, 320 pp.
[11] Michèle Audin, Geometry, Universitext Springer-Verlag, Berlin, 2003, vi+357 pp.
[12] Michèle Audin, Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya, Orizzonti, 101, Calvage et Mounet, Paris, 2008, x+286 pp.
[13] Michèle Audin, Mihai Damian, Théorie de Morse et homologie de Floer, Savoirs Actuels, EDP Sciences, Les Ulis ; CNRS Éditions, Paris, 2010, xii+548 pp.
[14] Michèle Audin, Mihai Damian, Morse theory and Floer homology, Universitext Springer, London; EDP Sciences, Les Ulis, 2014, xiv+596 pp.
[15] Michèle Audin, La formule de Stokes, roman, Cassini, [Paris], 2016, 297 pp. 3
L’intérêt engagé que Michèle Audin avait pour des sujets historiques et actuels — tels le rôle des femmes, la commune de Paris de 1871, la France occupée entre 1940 et 1944 — l’a mise en contact avec plusieurs communautés de recherche et d’écriture …. dont l’histoire des mathématiques. Son livre Souvenirs sur Sofia Kovalevskaia de 2008 (traduction anglaise parue en 2011) n’est ni un roman ni un livre scolaire d’histoire des mathématiques ; il témoigne pourtant de ses fouilles de documents historiques. Sa présentation originale joue d’ailleurs entre le texte principal des pages (lui aussi souvent riches en parenthèses) et les illustrations et commentaires dans la marge.
Elle a beaucoup travaillé sur le mathématicien influent et controversé Gaston Julia. Sa blessure dans la Grande guerre et sa jeune carrière sont au centre du livre Fatou, Julia, Montel : le grand prix des sciences mathématiques de 1918 (paru en 2009, traduction anglaise 2011), qui contient aussi des sections mathématiques, et anticipe vers la fin le rôle que Julia joue pendant l’occupation. Sa collaboration avec Helmut Hasse et Harald Geppert pour recruter des recenseurs français d’articles pour le Zentralblatt pendant la seconde guerre mondiale sera étudiée par Michèle Audin dans plusieurs textes consécutifs.
La même année 2009 paraît aussi, dans la “Série T” de la SMF, Une histoire de Jacques Feldbau, dont le début mérite d’être reproduit ici :

Michèle Audin a d’ailleurs publié plusieurs articles sur l’Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, 1941–1944.
Après la mort d’Henri Cartan elle a aidé à mettre en ordre les manuscrits qui se trouvaient dans son appartement parisien. C’est grâce à elle que la Bibliothèque de l’IRMA a reçu la collection des notes rédigées par Henri Cartan pour ses propres cours, qu’il a professés à Strasbourg dans les années 1930, et qui témoignent d’une influence de plus en plus forte du travail bourbachique (voir la thèse de Gatien Ricotier). C’est aussi par suite de son travail sur le fonds Cartan que Michèle Audin a publié l’édition richement commentée de la Correspondance entre Henri Cartan et André Weil (1928-1991) en 2011, une source précieuse pour l’histoire des mathématiques du XXe siècle. C’est cette édition, ainsi que son travail sur l’histoire du Séminaire des mathématiques 1933 — 1939, qui la montrent à pied d’oeuvre sur le terrain de l'histoire des mathématiques, et qui continueront à être cités par les historiens des mathématiques du XXe siècle.
Ses travaux plus littéraires des dernières années, ses récits et romans, s’éloignent naturellement du travail étroitement attaché aux documents. Mais l’écho des mathématiques récentes est souvent évident. Ainsi on découvre par exemple dans le chapitre III du roman Cent vingt et un jours des titres d’articles ou notices, dont certains sont des travaux mathématiques qui traitent des questions à connotation politique.
Norbert Schappacher